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samedi 20 juin 2015

Le beurre, l'argent du beurre et le cul de la crémière

Cher lecteur, aujourd'hui, je vais te parler d'un truc qui m'énerve grave. Mais grave.
Oui, c'est mon vilain défaut : je râle beaucoup en ces lieux.


Avec le congrès de l'ABF à Strasbourg la semaine dernière, où l'on parlait des bibliothèques en tension, quelques articles sont parus qui tirent la sonnette d'alarme : les collectivités commençant à manquer sérieusement de moyens, elles ont tendance à prendre les bibliothèques pour des fusibles. Je t'invite à lire cet article de Livres Hebdo, ainsi que cet article d'Archimag sur la question.
C'est une évidence : l'effet bénéfique de l'activité des bibliothèques sur un territoire est très long à évaluer, beaucoup, beaucoup plus long qu'une durée de mandat électoral. Pendant ce temps, les recettes publiques fluctuent très vite, et trop souvent vers le bas. Bref, les bibliothèques sont les boucs émissaires idéaux.

C'est un constat amer pour la lecture publique en France, mais tant qu'on n'a pas de solution, on essaie d'être pragmatique et de faire avec. Et donc, de redéfinir les objectifs en fonction des moyens. Si les moyens baissent, les objectifs diminuent. C'est mathématique.

Sauf que bizarrement, nous connaissons tous, nous bibliothécaires, des cas où la logique mathématique est mise en échec par la logique politique.

Aujourd'hui, ami lecteur, je vais donc te citer en exemple un cas concret qui, lorsque j'en ai pris connaissance, m'a mise hors de moi. Quand je dis que je suis atrabilaire...

En  2014, une petite bibliothèque perd un temps plein : une bibliothécaire part vers d'autres contrées, et la collectivité refuse de la remplacer, afin de faire des économies sur un budget en crise. Très difficile à avaler, vu que la bibliothécaire partie avait des compétences uniques dans l'équipe.
Mais soit. L'argent public ne pousse pas sous le sabot d'un cheval.
En 2015, une autre bibliothécaire du même établissement part 6 mois pour cause de maternité. Et oui, ces fichues bonnes femmes, hein... Quelle idée de faire des gosses et de ne pas être capable de les pondre en 2 semaines ! Bref, annonce faite de sa grossesse, l'équipe apprend qu'elle ne sera pas remplacée durant son absence. Un temps plein en moins sur la moitié de l'année. Elle aussi a des compétences importantes pour l'équipe. M'enfin, on s'en fout, hein, il y a des indispensables plein les cimetières.

Malgré tout, l'équipe, pleine de bonne volonté, a réfléchi depuis quelques temps à un problème de service public et propose un projet à la ville : ne plus fermer la bibliothèque durant l'été, afin de ne pas léser les habitants qui ne partent pas, avec en échange un aménagement horaire qui diminue le nombre de jours d'ouverture par semaine. 

Plusieurs objectifs parallèles sont en jeu :
- sur la totalité de la saison, le nombre d'heures d'ouverture au public augmente significativement et la bibliothèque propose une continuité dans le service public : deux objectifs orientés public
- la réduction du nombre de jours d'ouverture par semaine autorise l'ouverture de petits chantiers, jusqu'ici impossible, qui visent à améliorer la lisibilité des services de la bibliothèque auprès du public (reprise de signalétique, réorganisations spatiales, inventaires partiels, projets divers, etc.) : un objectif interne dont la finalité va au service public.
Cette réduction du nombre de jours offre également un moyen de faciliter la gestion des congés estivaux. Jusque là tous les agents prenaient leurs vacances pendant la fermeture de la bibliothèque (congés imposés), mais avec la nouvelle proposition, les 3 semaines obligatoires doivent désormais se tuiler harmonieusement sur toute la période estivale. D'où la nécessité d'alléger un peu les activités qui mobilisent beaucoup de personnel.
 
Cette proposition, je le répète, vient des bibliothécaires eux-mêmes. Des professionnels responsables et concernés, on peut le supposer, qui ont pensé à tout en fonction des moyens dont ils savent disposer.

Alors, attention, ami lecteur, sois bien attentif à la résolution de cette affaire : la collectivité accepte avec joie et empressement la proposition visant à ouvrir la bibliothèque tout l'été, avec mise en oeuvre immédiate.
Et refuse tout net "pour des raisons de service public" celle de diminuer le nombre de jours d'ouverture.
Mais elle ne s'arrête pas en si bon chemin : alors même que l'équipe souffre cet été d'un sous-effectif flagrant, elle exige des bibliothécaires que le seul jour où la bibliothèque est fermée au public, deux agents soient envoyés pour la première fois sur une nouvelle animation hors les murs, chaque semaine durant tout l'été. 
Non seulement l'objectif interne tombe à l'eau, mais le travail des bibliothécaires est alourdi par cette nouvelle mission. Sans contrepartie, hein, il n'y a pas d'embauche estivale.

Dis-moi, ami lecteur, où est la logique ? Moins de personnel, plus de services... Comment veux-tu que les bibliothécaires vivent bien cette situation ? Qu'ils se sentent soutenus, écoutés et encouragés dans leurs initiatives quand on les "remercie" de cette façon ? Est-il humainement possible de ne pas se sentir exploité, floué, et méprisé ? Pour parler cru, de ne pas être pris pour des cons, quand on voit les abysses qui se creusent entre les objectifs et les moyens ?

Moi, en tout cas, je crois que si j'étais à leur place, je jetterai l'éponge. Mais heureusement, je ne suis un exemple pour personne...

Les bibliothèques en tension ? Oui, et pas loin de l'explosion. Il n'y a qu'à voir le nombre de bibliothèques qui se mettent en grève depuis quelques temps. C'est la première fois depuis longtemps qu'une telle vague se produit. A la lumière du petit exemple que je viens de donner, encore loin de situations tellement plus dramatiques ailleurs, il ne faut pas s'en étonner.

Je te renvoie, ami lecteur, vers ce manifeste que l'ABF a mis en ligne tout récemment et qui explique une fois encore à quel point il est important de ne pas laisser tomber les bibliothèques -  et les bibliothécaires. Il rappelle, entre autres que « Diminuer les effectifs c’est réduire les services rendus à la population » et que « La qualité des services rendus est notamment conditionnée par l’emploi de personnels qualifiés.»

A bon entendeur, salut.